Textes

Texte de Raphaël Monticelli : Recherche des noms des oeuvres  — 10 Septembre 2020

Comme la chute d’Icare

Un vieux souvenir me trotte dans la tête ces temps-ci :

Je feuillette des reproductions dans un ouvrage de vulgarisation de l’art. Je tombe sur une œuvre intitulée « la chute d’Icare ». Plus ou moins attribuée à Brueghel l’ancien. Le personnage principal est un laboureur attentif à son travail. Un autre personnage, au second plan, un berger, le nez en l’air regarde on ne sait quoi vers la gauche. Où est Icare ? Je suis le regard du personnage secondaire. Pas d’Icare. Il m’a fallu un bon bout de temps et quelques éclaircissements pour apercevoir, sur la droite du tableau, la représentation de deux jambes sortant de l’eau. Celles d’Icare sans aucun doute.

Le souvenir de « la chute d’Icare » en draine quelques autres. Et d’abord cette « impression au soleil levant ». Je m’en suis souvent servi lors de mes échanges dans les formations : tous, étudiants, adultes en formation, connaissaient ce titre. Se souvenaient d’avoir vu le tableau en reproduction, parfois en vrai à Marmottan. Tous se souvenaient d’avoir vu ce soleil se lever sur une sorte de paysage, maritime ? Sur une nature en tous cas. Personne ne se souvenait de la fumée des cheminées du port du Havre.

Fort dans mes souvenirs celui du « Broadway boogie woogie » de Mondrian. Ravivé quand j’en ai su davantage sur Broadway, et encore quand j’ai marché le long de cette ancienne piste des Lenapes qui ne respecte ni le quadrillage des rues de Manhattan ni celui du tableau.

Comment les titres jouent-ils sur notre façon de regarder, lire, comprendre, interpréter une œuvre ? En général ils désignent le sujet. Ce personnage à la fois musclé et comme décharné, assis devant une sorte de ruine, devant qui repose un lion, c’est Saint Jérôme dit le cartel. Cet autre, c’est Rembrandt lui-même. Simple. Mais que le titre dise « La Joconde » et nous voici troublés. La désignation n’accroche rien dans notre souvenir ou notre savoir.

Je suis d’une génération où les peintres aimaient désigner les tableaux de façon objective : ne désignant que l’objet, ses matériaux, sa procédure. Pagès notait « assemblage angulaire » ce qui était un assemblage angulaire, « tas de bûches et de briques » un tas de bûches et de briques. Quelques années plus tard il titre une pièce « la blanche échevelée », une autre « la tortille » ou une série « surgeons et acrobates ». Désigner pour ajouter du sens me disait Maryline Desbiolles.

Le risque d’un titre c’est de fermer le regard. On voit Rembrandt ou saint Jérôme, ou Louis XIV ou… et on ne voit pas la peinture. « La chute d’Icare » ou le « Broadway boogie-woogie », « la tortille » ou cet « espace mental » de Martin Miguel de 1969, questionnent celui qui regarde. Mettent en doute sa perception. Le mythe n’est rien face au travail du laboureur et du berger. Seules ces deux jambes qui sortent de l’eau, et qui rappellent vaguement un passage de Dante, portent, comme en sourdine, la leçon du mythe.

Et si ces souvenirs me trottent ces temps-ci, c’est que je regarde des travaux de Cristina Marquès. Cette artiste de l’altuglass travaille comme personne les titres de ses sculptures, interroge d’abord son propre regard sur son travail, s’accroche à des éclats, des mots, des impressions. Questionne les mots eux-mêmes, les réalités et l’histoire qu’ils portent avec eux. Et les titres qu’elle propose ouvrent le regard, font se déplier les yeux. Comme « la chute d’Icare ».